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Les causeries de Bellaciao
Entretien avec Roberto Ferrario du Collectif Bellaciao
mercredi 2 août 2006
A l’occasion du quatrième anniversaire du Collectif Bellaciao, Gabriele, de la Via della Rucola, s’entretient avec l’un de ses membres fondateurs, Roberto Ferrario.
de Gabriele
J’ai connu le Collectif Bellaciao après l’interview de Sabina Guzzanti, que vous pouvez consulter ici et dont j’ai publié de larges extraits sur mon site.
Je m’étais promis de parler de ce groupe qui est présent aussi bien dans la réalité de la lutte parisienne, et pas seulement, que sur Internet avec son propre site.
Roberto, avec qui j’ai bavardé récemment de façon trés agréable, nous explique un peu mieux de quoi il s’agit.
Roberto a répondu aux questions sur Bellaciao mais aussi à quelques questions sur le rapport entre "homosexualité et politique" et plus particulièrement entre "homosexualité et gauche".
Voici donc une synthèse de notre rencontre, au cours de laquelle, sans aucune prétention particulière, nous avons ébauché le début d’une discussion qui est d’ailleurs demeurée inachevée pour des raisons de temps. J’espère que vous la trouverez vous aussi intéressante...
- Gabriele
Quand et pourquoi le Collectif Bellaciao est-il né ?
Roberto
Il y a 4 ans, le 10.2.2002 exactement, il est né de l’exigence d’être plus au contact de la situation parisienne et française. Nous sommes nés dans la période de préparation du Forum social parisien où nous avons développé une très forte activité. Aujourd’hui encore le Collectif Bellaciao est bien présent dans le Forum social.
- Gabriele
Comment s’explique le nom Bellaciao ?
Roberto
Nous cherchions un nom que tout le monde connaisse au niveau international, définissant tout de suite notre connotation politique, clairement de gauche.
- Gabriele
De quoi le Collectif s’occupe-t-il ?
Roberto
D’un point de vue culturel il organise des projections de films suivies d’un débat , des concerts, des fêtes, finissant toujours par un moment où l’on se réunit, on se retrouve ensemble.
Le Collectif gère quatre sites bellaciao.org, un italien, un français, un anglais et un espagnol. Les rédactions sont distinctes, au sens où il n’y a pas forcément les mêmes articles dans les quatre langues. Nous avons aussi une activité politique sur le terrain, en participant au luttes locales, aux manifestations et aux grands débats politiques, comme par exemple la campagne pour le non à l’occasion du référendum sur le TCE, dans laquelle le Collectif a été très actif.
En plus du Collectif Bellaciao né à Paris il y a quatre ans il y a aujourd’hui trois autres Collectifs Bellaciao ailleurs dans le monde : l’un à Manchester, en Grande Bretagne, l’autre à Cordoba en Argentine et un troisième en cours de constitution en Italie. Les quatre Collectifs sont indépendants au sens où ils ont leur spécificité et ils ont une dimension locale.
- Gabriele
On peut dire que ceux qui participent à Bellaciao sont actifs au niveau local et sur Internet parce que vous avez des correspondants.
Roberto
Le site devient l’instrument d’information, et même d’une certaine façon de coordination au sens où s’il y a une manifestation à Manchester la camarade Mariangela nous envoie le compte-rendu de la manifestation en informant tout le monde de ce que le Collectif a fait, en particulier à Manchester. Il peut s’agir aussi d’une analyse au sujet de la politique de Blair, de la préparation du Forum social d’Athènes, etc.
– Gabriele
Le Collectif dispose-t-il d’un siège où se rencontrent ses adhérents et ses sympathisants ?
Roberto
Il n’a pas de siège physique, mais un quartier de Paris où l’on se rencontre (en effet je vais y aller après l’interview) qui s’appelle Ménilmontant. Nous fréquentons quelques cafés de ce quartier qui a une longue tradition politique. Toutefois notre objectif est d’arriver à avoir un siège.
– Gabriele
Y a-t-il une forme d’adhésion à Bellaciao, du genre inscription ?
Roberto
Pour le moment non. L’adhésion est libre : si tu partages nos idées, nos actions, tu participes.
– Gabriele
Qu’est-ce qui unit donc le Collectif Bellaciao ? Quelles sont vos lignes d’action ?
Roberto
Il est indiscutable que la présence des Italiens est très forte. Nous amenons dans les pays où nous vivons à l’étranger nos méthodes, nos conceptions, nos analyses. Nous faisons un gros travail sur la méthode de faire de la politique, sur l’ouverture vers le mouvement et sur le rapport avec les partis. Nombre d’Italiens militant dans le Collectif Bellaciao sont inscrits à un parti précis, en Italie, pour faire en sorte que Berlusconi ne regagne pas les prochaines élections. Il faut donc voter l’Unione, pour être très clairs, mais à la différence de ce qui se passe dans les partis constituant cette alliance, nous nous attachons au contenu, au sens où, à notre avis, il ne suffit pas de dire votons l’Unione contre Berlusconi, parce que même dans l’Unione nous trouvons des idées qui ressemblent à celles du petit Duce. Il ne s’agit pas d’un niveau personnel (il n’y aura plus peut-être le conflit d’intérêts), mais d’un niveau social, cf la position de Prodi sur la directive Bolkestein et sa dernière déclaration sur la manifestation de Rome pour le Pacs, folklorique à ses dires. Il y a de quoi rire.
- Gabriele
Dans un document publié sur le site on soutient que les partis peuvent apprendre des mouvements, où la prise de conscience de l’insuffisance du seul militantisme dans les mouvements eux-mêmes traverse tôt ou tard une grande partie des activistes. J’aimerais que tu me dises quelque chose sur le rapport entre les mouvements et les partis et sur la raison pour laquelle on dit que militer seulement dans les mouvements serait insuffisant.
Roberto
Tout d’abord, ce document qui est sur le site n’est pas la Bible, il est évolutif et il peut donc être rempli de contributions ultérieures. Mais les concepts demeurent. Nous théorisons un militantisme dans le mouvement qui ne soit pas une fin en soi. Nous ne pensons pas que le Mouvement soit la solution à tout. La solution peut être représentée par un ensemble de mouvements, de partis, de syndicats. On s’y plaît beaucoup mais nous essayons de garder les pieds sur terre : les mouvements ne durent pas à l’infini, ils se renouvellent, ils changent. Une fois fini un mouvement, en naît un autre : à la limite, nous pourrions dire qu’il suffit de suivre le mouvement pour y être toujours dedans. Nous serons toujours dans le mouvement mais notre but, bien qu’utopique, est d’avoir une société différente, de changer le monde. Nous pensons qu’avoir une conception de mouvement est limité et que le rapport mouvements/partis est très important. Il est important d’avoir des portes ouvertes entre les deux, qu’ils se respectent. C’est une erreur de militer totalement dans un parti, comme de militer totalement dans un mouvement. Nous n’en avons pas la preuve mais nous le pensons. Si nous nous trompons nous reviendrons en arrière, nous changerons. Il est intéressant de réussir à vivre le mouvement en le traduisant en proposition politique. Avec le plus grand respect pour les militants des partis politiques, ceux-ci ne devraient pas entrer dans les mouvements pour imposer leurs idées mais pour porter leur expérience, pour absorber toutes les choses positives que le mouvement peut leur donner.
- Gabriele
Dans le document "Qui sommes-nous" on dit aussi que le Collectif envisage de développer le contact avec d’autres mouvements contre la domination non seulement de classe mais aussi de genre, ethnique et d’orientation sexuelle. Qu’est-ce que ça veut dire pour vous ?
Roberto
Il y a des aspects qui vont au-delà des objectifs qu’un mouvement peut avoir, qui traversent les mouvements, les partis, les revendications spécifiques. Le problème, par exemple, du racisme n’est pas spécifique d’une revendication syndicale d’augmentation salariale ou contre un licenciement. L’orientation sexuelle produit le même problème, la problématique de l’homosexualité dépasse la spécificité d’une lutte. On entre dans un problème de société : il n’y a pas besoin, à la limite, d’être un mouvement dans un parti pour subir des affronts dans la rue, des regards, des discriminations dans ton travail, dans ton école, des commentaires, etc. Nous pensons qu’il s’agit de luttes transversales, qui vont au-delà des mouvements spécifiques, très importantes.
- Gabriele
Que fait le Collectif Bellaciao à ce sujet ?
Roberto
Nous essayons d’appliquer ce que nous pensons. Pour être clair, la lutte contre la discrimination sexuelle n’est pas notre lutte principale, et je pense que cela serait une erreur de la part d’un parti ou d’un mouvement. A moins qu’il s’agisse d’un mouvement spécifique pour la défense des droits des homosexuels. Le problème de l’homosexualité dans la gauche est un problème historique : la gauche n’a jamais tenu un discours clair. Même chez nous, il peut s’en trouver certains qui ont un rapport différent avec cette problématique. Je ne comprends pas à quoi est due cette méfiance. Dans les instances de parti, de mouvement, un homosexuel a souvent des difficultés à avoir des responsabilités politiques, même dans la gauche radicale, communiste, alternative. Même dans le mouvement altermondialiste. Je défie qui que ce soit de me donner des éléments substantiels d’un débat profond sur l’homosexualité dans les Forums sociaux. On se lave la conscience en donnant un espace. Dans la société, il y a aussi des espaces pour les homos : à Paris par exemple il y a un très beau quartier qui s’appelle Marais, où les homos se rencontrent. La problématique homosexuelle mériterait beaucoup plus d’attention. Certains me diront encore une fois qu’il y a d’autres problèmes plus importants.
- Gabriele
Je ne sais pas s’il est utile de faire une échelle de priorité parce qu’on risque de tomber dans le vieux piège de la gauche d’il y a quelques années : la solution du problème sera une conséquence de la révolution mais le véritable problème est celui de la lutte de classe.
Roberto
Je n’y crois pas au discours "nous ferons la révolution d’abord et nous résoudrons le problème ensuite". Le fait qu’en général ceux qui dirigent le mouvement posent le problème en ces termes doit attirer notre attention sur un problème sérieux, qu’on ne doit pas mettre de côté mais auquel on doit s’attaquer comme à tout autre. Il faut plus d’une réunion pour discuter de ce problème. Il faut comprendre pourquoi dès que nous savons que quelqu’un est homosexuel nous ne lui faisons plus confiance. Je sens que je n’arrive pas à répondre complètement à ta question.
- Gabriele
Et pourquoi ?
Roberto
Parce qu’elle est complexe.
- Gabriele
Quand on parle de militantisme et de pratique politique, il est difficile de parler de sexualité en général, de sa propre sexualité et éventuellement de sa propre homosexualité. Quand je parle de sa propre homosexualité je ne parle pas que de l’homosexualité de ceux qui se définissent homosexuels, mais aussi d’une partie de la sexualité qui peut être celle de la personne concrète qui est devant toi, du militant politique qui est hétérosexuel parce qu’il se définit ainsi. Personne n’est prêt à se mettre en discussion - c’est mon avis - sur ces thèmes. C’est pourquoi à la fin reste une distance, une méfiance. Tout au plus on peut arriver à dire, à gauche : je te comprends et j’essaie d’établir un dialogue avec toi. C’est déjà beaucoup, mais se mettre en discussion est plus difficile, c’est une autre chose. Il faudrait parler de soi, de sa propre expérience, de son propre vécu et cela surtout dans certains milieux de la gauche radicale est très difficile parce que c’est un discours complètement exclu. A partir des mouvements homosexuels modernes, contemporains, qui sont nés après ’68 - en France il y avait en 70-71 le FHAR, par exemple, alors qu’en Italie naissait le FUORI - ces groupes partent de leur vécu et mettent en discussion la manière de faire de la politique, la méthode de discussion politique. Ils développent une critique au militant classique machiste qui essaie d’imposer sa propre opinion dans les réunions.
Roberto
Est-ce que la phrase qu’on disait dans ces années là, le personnel est politique, te dit quelque chose ?
- Gabriele
Bien sûr, c’est une phrase qui est vraie aujourd’hui aussi.
Roberto
Il faut encore travailler sur cette phrase. Dans les années 70, on disait qu’il était très important de parler de ses problèmes personnels. A l’époque les liens étaient très forts, pas seulement à l’école, à l’usine ou dans le quartier. Dans ce climat on s’apercevait très tôt que quelque chose n’allait pas dans la tête de certains. Dans la réunion, il était très important pour nous de ne pas faire de distinction nette entre le personnel et le politique. Personnellement, je n’arrivais pas à coordonner une réunion sur un thème précis en regardant le visage du camarade qui allait très mal, en faisant semblant de ne rien voir. Combien de fois j’ai dit arrêtons. Ce n’était pas de la thérapie de groupe mais peut-être...
- Gabriele
L’auto-conscience
Roberto
Oui. Peut-être, cela fait rire aujourd’hui. Je l’ai vécue et cela m’a plu, et même parmi toutes les conneries que nous avons faites, les choses dures que l’on a vécues, c’est une des rares expériences qui soient restées dans ma tête comme une chose positive. L’auto-conscience était quelque chose de sublime parce qu’elle créait des liens plus profonds. Nous entrions dans un contexte bien plus intime, plus privé. Dans la gauche, nous avons cette vision que le responsable est intègre, qu’il ne s’abaisse pas à des compromis. Parler du privé est une bassesse.
- Gabriele
Ce nœud reste : la sexualité est une partie délicate de ton privé.
Roberto
C’est là qu’intervient le respect de l’autre. Tu peux faire un effort surhumain mais même si tu dis je te comprends en effet tu ne comprends rien. C’est un problème de respect.
- Gabriele
La sexualité est une question sur laquelle tout le monde se sent fragile. Nous ne devons pas prétendre parler de la sexualité, de l’homosexualité, de l’hétérosexualité de l’autre. Nous devons parler de la nôtre.
Roberto
C’est ça. Pourquoi les homosexuels nous font-ils tant peur, à nous les hétéros ? Ils nous font peur pour ce que nous sommes nous-mêmes, les dits hétéros, qui nous cachons violemment notre côté féminin. En cachant ce côté que nous avons en nous, l’homosexuel que nous avons devant nous nous représente, ou plutôt il représente ce que nous refusons de nous-mêmes. Donc forcément il nous fait peur parce qu’il est un symbole de faiblesse, de contradiction, de mystère, de peur.
- Gabriele
Pour rester plus terre-à-terre si tu veux, nous vivons dans une société machiste aujourd’hui encore. Le féminin est dévalué dans notre société, il est en soi un symbole d’infériorité. Mais dans la pratique, ou dans les réflexes inconscients, nous ne nous posons même pas ce problème. Considérer le féminin comme inférieur amène à considérer l’homosexualité aussi comme quelque chose d’inférieur.
Roberto
Pourquoi ne pas considérer notre côté féminin comme quelque chose qui enrichit notre sensibilité, notre possibilité de comprendre les choses, plutôt qu’en faire une phobie ? Nous disons que cela n’existe pas mais quand nous avons un homosexuel devant nous nous ne pouvons plus dire que notre côté féminin n’existe pas. J’ai mes contradictions mais je les accepte. De toute façon je sais que ce côté existe et qu’il m’accompagne.
- Gabriele
Pour moi la normalité n’existe pas : c’est un concept que je refuse parce qu’il est hypocrite. Il y a là-dedans l’idée de majorité, de standard, de plus grande fréquence, de logique.
Roberto
C’est un concept très ambigu qui fait mal à la gauche parce qu’il ressemble au vieux mythe égalitaire. On s’habille tous pareil, en abolissant ainsi les différences de classe. C’est faux que nous sommes égaux. Etre égaux c’est respecter les différences. La différence est quelque chose qui enrichit. A qui fait peur l’homosexuel ? Aux hétérosexuels, et spécialement aux mâles. Parce que l’homme pour le moment a le pouvoir. Toutes les formes qui sortent des canons du pouvoir, et donc le côté féminin chez les mâles, sont considérés inférieures. Et l’homosexuel est donc vu comme la plus haute expression de ce que nous avons refusé et représente ce que nous ne voulons pas de nous-même. Il nous fait peur, nous devenons méfiants et cette chose la gauche la vit pleinement.
- Gabriele
Il existe encore une discrimination envers les femmes, les homosexuels : alors peut-être les quotas ne sont-ils pas une erreur.
Roberto
Je savais que tu en viendrais là. C’est une solution de repli. C’est comme une rustine. Comme nous n’arrivons plus à créer des mouvements conscients, de révolte contre une certaine morale, nous pensons arriver à résoudre le problème par les lois. L’histoire nous montre le contraire : nous ne pouvons plus déléguer. Si nous acceptons que les problèmes soient résolus par la loi nous ne participerons plus à n’importe quelle autre lutte. Aujourd’hui nous avons encore peut-être la force de faire approuver des lois, mais demain nous ne l’aurons plus parce que il n’y aura même plus le mouvement. Si déjà aujourd’hui les lois ne sont pas le résultat de luttes conscientes et vécues à tous les niveaux de la société, le moment arrivera où nous n’aurons pas la force de faire approuver ces lois parce que nous n’aurons plus de représentants au gouvernement ou au parlement. Je pense que c’est une fausse route. L’émancipation sociale par le biais des lois, au parlement, à la longue est suicidaire.
- Gabriele
Comment changer alors ?
Roberto
En faisant en sorte qu’il y ait les militants qui redonnent la conscience. Nous sommes responsables de l’impossibilité de convaincre les gens de la crise du militantisme, du manque d’envie de se réunir, de manifester. Il est inutile de dire que c’est la faute du pouvoir, qui est toujours là pour nous détruire. C’est nous qui avons changé, qui nous sommes vendus, qui nous sommes accommodés...
Interview (en italien)